9 février

Jon est assez fort pour reprendre le ski, et j'ai épuisé tous les prétextes bidon pour l'empêcher de s'y remettre.

Tous les matins je sors m'entraîner une heure ou deux. J'oublie ma faim, et c'est bien aussi. Après le déjeuner, j'accompagne Jon pour voir comment il se débrouille (maman ne veut toujours pas le laisser seul dehors). Il ne tient pas plus de vingt minutes, ce qui n'est pas si mal.

Matt fait trois allers-retours jusqu'à l'escalier tous les matins, et quatre l'après-midi. Je crois que la semaine prochaine il va essayer de monter les marches, deux pour commencer, puis il augmentera progressivement jusqu'à atteindre le palier. Peu importe le temps que ça lui prendra.

Maman n'est pas encore prête pour la lessive, mais elle s'est remise à cuisiner. Le déjeuner est toujours meilleur quand c'est elle qui le prépare.

Grâce à mon insistance (et je suis trop contente d'avoir remporté le débat), la fenêtre n'a pas été rebouchée. Il n'y a presque plus de neige sur les lucarnes, et donc un peu plus de lumière naturelle dans la véranda. Je ne crois pas que la qualité de l'air soit meilleure, mais au moins je peux voir si les jours rallongent.

Il y a plein de trucs dont il faudrait s'occuper, mais je me suis accordé des vacances. Les soucis peuvent bien attendre la semaine prochaine.

 

12 février

Quand je suis rentrée de ma promenade matinale à skis, j'ai trouvé maman en train de frire quelque chose dans le poêlon.

L'odeur était merveilleuse. Ça fait tellement longtemps qu'on n'a plus mangé de légumes fraisquant à faire revenir des épinards ou des haricots verts en boîte, c'est vraiment peine perdue. Nous avons littéralement bondi de joie lorsque maman a servi le repas. Je n'arrivais pas à deviner ce que c'était. La texture ressemblait à celle d'un oignon, mais c'était un peu plus amer au goût.

 Qu'est-ce que c'est ? avons-nous demandé en chœur.

 Des bulbes de tulipe, a répondu maman. Je les avais déterrés l'été dernier avant que le sol ne gèle. Je les gardais pour vous faire une surprise.

On s'est tous arrêtés de mâcher. C'était presque comme si maman nous avait servi un sauté d'Horton.

 Allez ! On ne sera pas les premiers à manger des bulbes de tulipe !

C'était une pensée réconfortante. Jointe à la faim, elle nous a incités à finir notre assiette.

 

14 février

Saint-Valentin.

Je me demande où est Dan.

Où qu'il soit, il ne pense sûrement pas à moi.

 

15 février

Matt a monté six marches.

On a tous fait comme si c'était normal.

 

18 février

Je suis restée à la maison ce matin, sous prétexte que le livre que je lisais était impossible à lâcher, mais bien sûr c'était un pur mensonge.

Après le déjeuner, j'étais dehors avec Jon pendant qu'il skiait. J'ai cru qu'il n'en aurait jamais assez, mais au bout d'une demi-heure environ il était lessivé. Je pense que la semaine prochaine, maman va le laisser se débrouiller seul.

Une fois de retour à la maison, je me suis précipitée pour ramasser mes patins, j'ai pris les skis, les chaussures et les bâtons, et j'ai dit que je m'absentais pour deux heures.

Et là, j'ai fait ce qu'aucun autre athlète n'avait fait jusque-là. Dans la même demi-journée, j'ai gagné deux médailles d'or olympiques dans deux sports différents.

D'abord je l'ai emporté au ski de fond. Entre la maison et l'étang de Miller, j'allais tellement vite que je ne voyais même plus mes concurrents. Mais ce n'était encore que l'échauffement. Arrivée à l'étang, j'ai réalisé mon légendaire programme long, qui m'avait déjà valu la médaille d'or lors de la dernière compétition de patinage artistique. Dans les gradins, des milliers de spectateurs acclamaient chacune de mes figures : croisés, mohawks, spirales, pirouettes... Mon saut de boucle piqué — à vous couper le souffle ! Ma séquence de pas, si brillamment chorégraphiée.

La piste était jonchée de fleurs. Les commentateurs télé se disaient honorés d'avoir assisté à de telles prouesses. J'ai essuyé une ou deux larmes en attendant les notes du jury. Chaque concurrent venait me féliciter pour la performance du siècle. Fièrement dressée sur le podium tandis qu'on hissait le drapeau américain, je souriais en chantant l'hymne national diffusé par les haut-parleurs.

La nouvelle coqueluche de l'Amérique. La plus grande athlète de l'histoire des États-Unis. Elle pourrait remporter huit médailles d'or en natation aux prochains jeux Olympiques d'été.

 Tu t’es bien amusée ? m'a demandé maman quand je suis rentrée.

 Le top.

 

20 février

 Jonny, pourquoi n'as-tu rien pris à dîner ? s'est inquiétée maman ce soir.

 Je n'ai pas faim.

C'est le troisième soir d'affilée qu'il n'a pas faim.

Il a dû aller jeter un coup d'œil en douce dans le garde-manger.

Je me demande s'il a remarqué que maman ne mange quasiment plus.

 

22 février

Cette nuit, on a été réveillés en sursaut par des bruits. Des bruits et de la lumière.

On devait avoir l'air totalement ahuris en ouvrant les yeux. Les seuls bruits que nous entendons sont ceux que nous produisons, quand ce n'est pas le vent. Et pour la lumière, nous n'avons guère que le poêle, les bougies, les lampes à huile et les torches électriques.

C'était un autre genre de bruit, et un autre genre de lumière.

Matt a compris le premier.

 L'électricité. Le courant est revenu.

On a bondi de nos matelas et couru dans toute la maison. Dans la cuisine, le plafonnier était éclairé. Une radio depuis longtemps oubliée émettait des parasites dans le salon. Le radioréveil de ma chambre donnait l'heure en clignotant.

Maman a eu le bon réflexe de regarder sa montre. Il était 2 h 05.

À2h09, c'était fini.

Mais nous ne pouvons nous empêcher de penser que cette première fois sera suivie d'autres.

 

24 février

 Vous savez, a déclaré maman ce midi, ce bref interlude électrique m'a donné à réfléchir.

 Moi aussi, ai-je dit. Sur les lave-linge et les sèche-linge.

 Les ordinateurs, a ajouté Jon. Les lecteurs de DVD.

 Les réfrigérateurs, a terminé Matt. Les radiateurs électriques.

 Oui, tout ça, a convenu maman. Mais ce à quoi je pensais vraiment, c'était à la radio.

 On ne capte que des parasites, a fait remarquer Matt.

 Mais si nous avons de l'électricité, il doit bien y en avoir ailleurs, et les stations de radio doivent émettre à nouveau, a objecté maman. Et on n'a pas besoin d'électricité pour vérifier la chose. On peut allumer un poste et essayer toutes les fréquences.

Pendant un moment j'ai eu envie de dire à maman de ne pas essayer, parce que le monde entier avait probablement succombé à la grippe, et que nous étions les derniers survivants sur cette Terre. Parfois c'est ce que je pense.

Puis j'ai réalisé qu'il avait bien fallu quelqu'un d'autre pour nous offrir ces quatre merveilleuses minutes d'électricité.

La pensée de ne plus être seuls était grisante. J'ai couru au salon chercher la radio.

Les doigts de maman tremblaient en tournant le bouton. Elle a essayé plusieurs fréquences. Rien. Des parasites, c'est tout.

 On réessaiera ce soir. Après le coucher du soleil. C'est ce qu'on a fait. Toute la journée, on a attendu que le ciel passe du gris au noir. À ce moment-là, maman a rallumé la radio. Au début, on n'a entendu que des parasites. Puis la voix d'un homme.

 A Cleveland, Harvey Aaron. Joshua Aaron. Sharon Aaron. Ibin Abraham. Doris Abrams. Michael Abrams. John Ackroyd. Mary Ackroyd. Helen Atchinson. Robert Atchinson...

 C'est une liste de personnes décédées, a compris Matt. Quelqu'un lit le nom des morts.

 Mais ça veut dire qu'il y a des vivants, a fait remarquer maman. Il faut bien quelqu'un pour recenser les morts. Et quelqu'un pour écouter cet homme.

Elle a cherché une fréquence.

« Parmi les nouvelles aujourd'hui, le président a déclaré que le pays avait passé un cap. On prévoit une amélioration dans les semaines à venir, suivie d'un retour à la normale d'ici mai. »

 Le crétin est toujours en vie ! s'est exclamée maman. Et il est toujours aussi crétin !

Ce qui nous a fait exploser de rire.

Nous avons écouté cette station un bon moment, jusqu'à ce que nous réalisions qu'elle était diffusée par Washington. Puis maman a capté une autre fréquence, de Chicago cette fois, qui donnait aussi des infos. La plupart étaient accablantes, comme celles de l'été dernier. Tremblements de terre, inondations, volcans, la litanie des désastres habituels. Il y avait cependant quelques nouveautés : épidémies de grippe et de choléra. Famine. Sécheresse. Tempête de pluie verglaçante.

Mais c'étaient quand même des nouvelles. Et la vie continuait.

Nous n'étions plus seuls.

 

25 février

Matt s'est imaginé que si la radio marchait, peut-être que le téléphone aussi. Il a donc décroché le combiné, mais celui-ci est resté muet.

La seule personne qui pourrait essayer de nous joindre, c'est papa. À part ça, à quoi nous servirait le téléphone ?

 

26 février

De nouveau l'électricité.

Il était 13 heures, et elle est restée dix minutes.

Jon était dehors en train de skier, si bien qu'il l'a manquée.

— La prochaine fois, on lance une machine, a dit maman. Même si ça ne dure pas longtemps, ce sera toujours ça de fait.

C'est tellement merveilleux de penser qu'il pourrait y avoir une prochaine fois.

 

27 février

Douze minutes d'électricité à 21 h 15.

Maman a changé d'avis au sujet de la lessive.

— Mieux vaut essayer dans la journée. On verra bien demain.

 

28 février

Six minutes d'électricité à 4 h 45 cette nuit.

Génial.

Je sais que je devrais être folle de joie parce qu'on a de l'électricité depuis trois jours d'affilée, mais on a plus besoin de nourriture que de courant. Beaucoup plus même.

À moins que l'électricité puisse nous donner des boîtes de légumes, de soupe et de thon, je ne vois pas le bienfait qu'elle pourrait nous apporter.

Je me demande qui lira nos noms à la radio une fois que nous serons morts.

 

3 mars

Pas de courant ces deux derniers jours.

Nous étions mieux sans électricité du tout. Pourquoi nous faire espérer si c'est pour nous en priver après ?

Maman écoute la radio une demi-heure tous les soirs. Je ne sais pas pourquoi. Elle va de fréquence en fréquence (on en a trouvé six) et n'entend que des mauvaises nouvelles.

Non, ce n'est pas vrai. Les journalistes annoncent de mauvaises nouvelles, et le président affirme ensuite que tout va mieux. Je ne sais pas ce qui est le pire.

Ça m'effraie un peu que maman soit prête à griller des piles juste pour écouter la radio. Je crois que c'est sa manière d'accepter le fait que nous allons durer moins longtemps que les piles.

 

4 mars

Matt avait réussi à monter dix marches, et j'étais sûre que d'ici la fin de la semaine il parviendrait tout en haut de l'escalier.

Mais aujourd'hui il s'est arrêté à six. Je le sais parce que je l'ai suivi sur la pointe des pieds et l'ai observé depuis la porte du salon. Maman se doutait de ce que j'allais faire et elle ne m'en a pas empêchée. Jon était dehors, mais même lui est retombé à quinze minutes de ski.

Je ne crois pas que Matt ait su que je l'espionnais. Je suis retournée à la véranda avant lui et sans faire le moindre bruit.

Maman n'a presque pas parlé de tout l'après-midi. Matt est revenu à son matelas et a dormi deux heures. En rentrant, Jon ne l'a même pas réveillé.

Parfois je pense à tout ce que j'ai traversé quand ils étaient malades et ça me met tellement en colère. Comment osent-ils renoncer maintenant ?

5 mars

Il a neigé toute la journée. Au moins nous pouvions regarder les flocons par la fenêtre de la véranda. Je ne crois pas qu'il soit tombé plus de dix à douze centimètres, et Matt a fait remarquer que c'était bien d'avoir de la neige fraîche à boire.

Maman m'a dit de ne pas me fatiguer à laver les draps avant un moment. Je devrais m'en réjouir puisque les draps sont ce que je déteste le plus laver (c'est tellement grand !). Parce que, expliquait-elle, au cas où on aurait de l'électricité pour de bon, ça serait beaucoup plus simple de les laver à la machine. En fait, elle doit craindre que je brûle trop de calories à laver du linge aussi volumineux.

J'ai fini par me convaincre d'affronter le pire : jeter un œil dans le garde-manger.

Je n'aurais pas dû.

 

6 mars

Cet après-midi, pendant que Jon était dehors et que Matt dormait, maman m'a fait signe et nous sommes allées dans le salon.

 J'ai horreur de te demander ça, mais penses-tu que tu pourrais sauter le déjeuner deux fois par semaine ?

Maman mange un jour sur deux depuis deux semaines maintenant. Donc elle me demande à moi moins que ce qu'elle s'inflige à elle-même.

 D'accord.

Que pouvais-je dire d'autre ?

 Je veux que Matt et Jonny continuent de manger une fois par jour. Tu peux vivre avec ça ?

J'ai éclaté de rire.

Même maman a souri.

 J'ai mal choisi mes mots. Excuse-moi.

 Ça va, ai-je dit.

Et je l'ai embrassée sur la joue pour la convaincre que je le pensais.

Je crois que maman s'imagine toujours que Jon est celui qui a le plus de chances de survivre. Et je crois qu'elle ne peut supporter l'idée de voir Matt mourir.

Moi non plus. Il vaudrait mieux que maman parte en premier, puis moi, puis Matt. Matt veillera à ce que Jon s'en tire.

 

7 mars

C'est trop bête. J'ai commencé à regarder ce journal et toutes ces pages encore vierges. J'étais tellement fébrile quand maman me l'a donné à Noël. Je craignais même de l'avoir fini avant avril et de devoir revenir ensuite aux cahiers d'examens.

Tant de pages vierges.

 

8 mars

De nouveau l'électricité. Cette fois pendant seize minutes, à 15 heures.

Je ne sais pas ce que ça veut dire.

 

12 mars

Maman est tombée dans les pommes cet après-midi. Je crois qu'elle n'a rien mangé depuis trois jours. J'ai préparé de la soupe et l'ai forcée à en avaler. Je ne suis pas encore prête à la voir mourir.

J'ai fait un nouvel inventaire du garde-manger. Il reste si peu de choses, ça ne m'a pas pris longtemps. Peut-être pour deux semaines si Jon et Matt sont les seuls à se nourrir. Avec maman et moi qui mangeons de temps à autre, nous en viendrons à bout en dix jours. Si Matt cesse de s'alimenter après notre mort, Jon aura quelques jours de répit, ce qui lui laissera le temps et la force de sortir de là. Matt peut lui donner des conseils pour troquer du bois contre de la nourriture.

Je me demande ce que Jon va faire d'Horton.

 

13 mars

Ce midi, nous avons mangé à quatre une boîte de soupe à la tomate. Puis maman a insisté pour que Matt et Jon se partagent la dernière macédoine de légumes.

Ce serait plus simple pour maman et moi d'arrêter complètement de manger. De toute façon, nous n'avons eu que deux gorgées de soupe, juste assez pour nous rappeler le goût de la nourriture.

La semaine prochaine, c'est mon anniversaire. Si je suis encore en vie, j'aimerais que maman le soit aussi.

14 mars

Presque une heure d'électricité ce matin.

Bêtement, j'ai profité de la lumière pour me regarder dans la glace.

Pendant un moment, j'ai cru ne pas me reconnaître. Puis je me suis souvenue à quoi je ressemblais.

Quelle importance. Qui se soucie de l'apparence d'un cadavre.

 

16 mars

Cette nuit j'ai rêvé que j'étais entrée dans une pizzeria. Étaient assis là papa, Lisa, et une petite fille que j'ai identifiée aussitôt comme Rachel.

Je me suis glissée dans leur box. Les odeurs — sauce tomate, ail, fromage — m'ont submergée.

 C'est le paradis ? ai-je demandé.

 Non, a dit papa. C'est une pizzeria.

Je crois que le rêve m'a donné une idée. Mais c'est dur de savoir si mon idée est géniale ou nulle quand je ne suis pas capable de faire la différence entre le paradis et une pizzeria.

Chroniques de la fin du monde : Au commencement
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